Critères en vertu desquels l'inscription est proposée

Chapitre 3 — Justification de l'inscription


  1. Critères en vertu desquels l'inscription est proposée
  2. Proposition de déclaration de valeur universelle exceptionnelle
  3. Analyse comparative
  4. Authenticité

A. Critères en vertu desquels l'inscription est proposée

Critère (i) : Le canal Rideau représente un chef d'œuvre du génie créateur humain.

De par son concept, son plan et son exécution technique, le canal Rideau représente un chef d'œuvre du génie créateur humain. Pour construire le canal, deux solutions s'offraient au lieutenant-colonel John By, son principal concepteur. La première, conventionnelle et éprouvée, consistait à creuser des canaux sur des distances considérables afin de relier des voies existantes propres à la navigation, qui permettraient de franchir chutes, rapides, marais et fonds rocheux de faible profondeur. John By rejeta cette solution, car elle demandait trop de temps et était trop coûteuse en raison du terrain, de la géologie et de la configuration des lacs et des rivières. À la suite d'un éclair de génie créateur, il conçut une deuxième solution qui consistait à relier les bassins versants de deux réseaux hydrographiques, celui de la Rideau et de la Cataraqui, pour former, sur une échelle monumentale, un canal à plans d'eau successifs. C'était une décision extrêmement novatrice qui comportait des risques sur le plan technique. Rares étaient les réseaux de plans d'eau successifs qui avaient été aménagés en Europe à cette époque. Il existait déjà des réseaux de plans d'eau en Amérique du Nord, mais aucun n'avait l'envergure ni la complexité de ce que John By envisageait pour le canal Rideau.

Rapides et les chutes
Les rapides et les chutes, très nombreux sur le cours des rivières Rideau et Cataraqui, empêchaient la navigation.
© Parks Canada

Le réseau de plans d'eau retenu par John By pour le canal Rideau a nécessité la construction d'un très grand nombre de remblais et de hauts barrages pour inonder les étendues d'eaux peu profondes, les marais et les rapides et ainsi créer une série de retenues d'une profondeur suffisante pour permettre la navigation sur toute la longueur du canal. Ce choix diminuait considérablement la nécessité de creuser de longs canaux, réduisant ainsi les coûts et le temps de construction. Les Royal Engineers ont produit les plans d'un ingénieux réseau d'ouvrages techniques constitué de soixante quatorze barrages et de quarante sept écluses situées à vingt quatre postes d'éclusage pour permettre aux navires de franchir les 85 mètres de dénivellation qui séparent la rivière des Outaouais du sommet du canal, puis de redescendre d'une hauteur de 50 mètres jusqu'au lac Ontario.

L'écluse, le barrage régulateur et le barrage en matériaux meubles
L'écluse, le barrage régulateur et le barrage en matériaux meubles de 400 mètres de long à The Narrows créent un tronçon permettant de naviguer jusqu'au poste d'éclusage de Newboro.
© Parks Canada

L'un des problèmes associés aux réseaux de plans d'eau et qui décourageait leur utilisation était la difficulté d'y contrôler les niveaux d'eau. Une fois de plus, John By et ses ingénieurs ont trouvé une solution imaginative et efficace. Ils ont prévu une série de barrages et de remblais créant des lacs qui servent de réservoirs et permettent d'emmagasiner l'eau pour alimenter le canal pendant les mois d'été secs. Inversement, au cours des périodes où le réseau contient un trop plein d'eau, comme au printemps ou pendant des pluies diluviennes, les réservoirs permettent de retenir l'eau et de la laisser s'écouler graduellement, évitant ainsi qu'elle n'endommage les ouvrages d'art.

L'ingéniosité du concept de canal formé de plans d'eau n'a d'égale que la prévoyance de John By concernant l'importance que prendraient les bateaux à vapeur comme mode de transport. Les devis qui lui ont été remis prévoient des écluses de dimensions suffisantes pour recevoir des durhams, embarcations à fond plat propulsées par des voiles ou des rames. Peu de temps après son arrivée au Canada, le lieutenant-colonel sollicite et reçoit de ses supérieurs l'autorisation de construire des écluses capables d'accueillir des navires utilisant la nouvelle technologie de la propulsion à vapeur. Le canal Rideau devient l'un des premiers canaux au monde conçus expressément pour la navigation des bateaux à vapeur.

Critère (ii) : Le canal Rideau témoigne d'un échange considérable de valeurs humaines pendant une période donnée, dans une aire culturelle déterminée, sur le développement de la technologie.

Pour construire le canal Rideau et ses fortifications, il a fallu adapter la technologie européenne de l'époque à l'environnement nord-américain, ainsi qu'aux particularités et à la morphologie du terrain. L'expérience acquise dans la réalisation des canaux et des fortifications du canal Rideau a porté ces technologies à un niveau encore inégalé.

Le transfert des techniques de construction de canaux

Le concept des canaux de même que leurs principes techniques et leur technologie étaient déjà bien connus en Europe avant la construction du canal Rideau. Les canaux sont devenus d'importants réseaux de transport commercial au milieu du XVIIIe siècle et sont étroitement associés à la révolution industrielle. Le canal Rideau a été construit au moyen de techniques mises au point en Europe et transférées à l'Amérique du Nord. Toutefois, ces techniques ont été adaptées et améliorées afin de permettre l'aménagement d'un réseau de plans d'eau successifs d'une envergure sans précédent.

Trois volets des techniques de construction de canaux ont fait l'objet d'une adaptation importante et d'une évolution technologique au cours de la construction du canal Rideau - la méthode d'arpentage, la conception technique des écluses et la conception technique des barrages.

Les méthodes d'arpentage

Pour la construction du canal Rideau, le corps des Royal Engineers a introduit les méthodes d'arpentage européennes en Amérique du Nord. Ils ont adapté ces méthodes aux exigences des conditions locales, ce qui représente un progrès technique remarquable.

Les Royal Engineers ont véritablement innové pour orienter les levés et prendre des niveaux. Premièrement, ils ont adopté une technique de tir directionnel permettant aux arpenteurs d'orienter un levé sur de longues distances dans une forêt dense. Deuxièmement, ils utilisaient les cheminements à la boussole plutôt que les cheminements conventionnels au théodolite, impossibles à faire en forêt. Troisièmement, ils relevaient les niveaux des élévations ou des pentes du terrain d'après la position verticale d'une lumière placée à une hauteur déterminée sur la mire de nivellement. Quatrièmement, étant donné l'impossibilité de faire des cheminements au théodolite, ils cartographiaient des sections du terrain en faisant un levé par quadrillage sur les relèvements au compas. Les cartes ainsi produites ont servi à établir le tracé du canal en tirant parti de la configuration naturelle du terrain, ce qui a permis de réduire l'abattage d'arbres ainsi que les travaux d'excavation et de remblayage.

Ces innovations ont permis d'éliminer une bonne partie des travaux difficiles, coûteux et fastidieux de coupe des arbres pour obtenir des lignes de visée claires et de réaliser les travaux de mise en chantier du canal, dans un corridor de nature sauvage de 202 km, en une période remarquablement courte pendant l'hiver 1826 et le printemps 1827.

La conception technique des écluses

Le deuxième volet important du transfert de la technologie européenne dans lequel les Royal Engineers ont porté une technique établie à un niveau encore jamais atteint est celui de la conception et de la construction technique des écluses. La construction du canal Rideau a en effet fait appel aux principes techniques venus d'Europe. Mais ce qui caractérise surtout l'aménagement du canal est la conception et la construction d'écluses capables de supporter la force considérable de la pression de l'eau résultant des dimensions imposantes des sas destinés à recevoir des navires à vapeur.

Le canal Rideau est l'un des premiers canaux conçus pour le passage des bateaux à vapeur
Le canal Rideau est l'un des premiers canaux conçus pour le passage des bateaux à vapeur.
© Parks Canada

En général, les écluses des canaux européens avaient une hauteur de 2,4 à 3 m. Pour franchir les élévations sur le tracé du canal, John By se trouva devant une alternative : construire plusieurs écluses peu élevées, ou moins d'écluses plus élevées. Pour réduire les coûts et le temps de construction, il opta pour la construction d'écluses élevées et, par conséquent, moins nombreuses. Par exemple, au lieu de construire six écluses ou plus à Jones Falls pour franchir une élévation de 18,4 m, il choisit d'aménager quatre écluses permettant une élévation maximale de 4,6 m chacune. De plus, pour recevoir les bateaux à vapeur, les sas des écluses devaient être beaucoup plus larges que ceux qui avaient été construits jusque-là sur les canaux d'Europe et d'Amérique du Nord. Les écluses du canal Rideau avaient 37,8 m de long et 9,1 m de large. Par comparaison, à la même époque, les écluses du canal Blackstone aux États-Unis avaient 21,3 m de long 3,1 m de large.

Les écluses du canal Rideau
Les écluses du canal Rideau étaient beaucoup plus grandes que celles existant en Europe à cette époque.
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Les grandes dimensions des sas d'écluses du canal Rideau
Les grandes dimensions des sas d'écluses du canal Rideau ont exigé la conception de portes d'écluses massives.
© Parks Canada

La force exercée par la pression de l'eau dans des écluses de cette hauteur et de cette dimension exigeait des techniques de conception et de construction nouvelles. Les murs et les portes d'écluses, les galeries de vidange et les murs en aile ont tous été conçus et construits pour supporter une force plus importante que dans les canaux construits jusqu'à cette époque. Par la suite, ces progrès ont été appliqués à la construction d'autres écluses, par exemple à celles aménagées sur le fleuve Saint Laurent à la fin des années 1840.

La conception technique des barrages

Le troisième volet important du transfert de la technologie européenne dans lequel John By et ses ingénieurs ont porté une technique établie à un niveau encore jamais atteint est celui de la construction technique des barrages. Le réseau de plans d'eau aménagé pour le canal exigeait un grand nombre de barrages afin d'inonder les passages peu profonds et les rapides. Chacun de ces barrages ainsi que le réseau qu'ils forment représentent un avancement considérable dans la technologie de la construction des barrages.



Le barrage-voûte en pierre de Jones Falls
Le barrage-voûte en pierre de Jones Falls est une remarquable prouesse d'ingénierie.
© Parks Canada

L'imposant barrage voûte en pierre de Jones Falls illustre bien l'adaptation et les progrès réalisés par rapport aux techniques européennes pour relever les défis posés par le canal Rideau. Compte tenu des chutes, des rapides et de la profondeur de la gorge à Jones Falls, le barrage devait avoir une largeur de 107 m et une hauteur de 19 m, soit le double de la hauteur des barrages construits jusque-là en Amérique du Nord. Le modèle de John By combinait la technique de construction de barrages en pierre à la technique des barrages de terre à noyau d'argile pour supporter les tensions extrêmes qui s'exerçaient sur une structure de cette taille. Le barrage de Jones Falls a été reconnu comme étant d'importance internationale et figure sur l'International Canal Monuments List dressée sous les auspices du Comité international pour la conservation du patrimoine industriel (TICCIH).

Pour créer les plans d'eau nécessaires au canal Rideau, il fallait souvent construire des barrages successifs aux endroits prévus pour les écluses. Pour ces réseaux de barrages, il fallait donc prévoir l'aménagement combiné de barrages en terre, de barrages en pierre et de barrages régulateurs en pierre. Les barrages de Kingston Mills illustrent la maîtrise que possédait John By des techniques européennes traditionnelles de construction des barrages et les progrès qu'il a su apporter à ces techniques. Il a réussi à créer le plan d'eau d'une longueur de 15,6 km en amont de Kingston Mills en utilisant des formations géologiques naturelles et en aménageant une série de barrages comportant entre autres deux remblais de terre totalisant une longueur de 1,4 km, un barrage voûte en pierre de 120 m de long, un barrage régulateur et une écluse d'amont.

Le transfert de la technologie militaire
Barrage de Jones Falls
La construction du barrage de Jones Falls dans toute sa complexité est un véritable tour de force.
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Série de barrages à Kingston Mills.
Le réseau de plans d'eau supposait dans de nombreux cas la construction d'une série de barrages, comme ici à Kingston Mills.
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Les fortifications construites à Kingston pour défendre l'embouchure du canal Rideau illustrent le transfert de la technologie militaire européenne à l'Amérique du Nord. Le fort Henry représentait toutefois un progrès considérable par rapport aux fortifications construites antérieurement en Amérique du Nord britannique. Les imposantes citadelles érigées dans les années 1820 à Halifax et Québec correspondent à la conception traditionnelle de fortifications à la Vauban. Au fort Henry, les ingénieurs ont délaissé cette approche et ont adapté des plans prussiens innovateurs pour créer des fortifications uniques en Amérique du Nord britannique. Cela s'est traduit par un fort massif et compact, bien adapté à la topographie de la pointe Henry.

Les quatre tours Martello construites entre 1846 et 1848 pour protéger le port de Kingston et l'entrée du canal ont été conçues par le lieutenant-colonel W. Holloway du Corps of Royal Engineers. Les tours Martello sont une adaptation par les Britanniques des tours rondes de fortifications qui se trouvaient alors sur le continent européen; ce type de construction a servi à protéger les côtes de l'Angleterre pendant les guerres napoléoniennes. Les Britanniques ont construit de ces tours jusqu'en Amérique du Nord britannique; ils en ont érigé douze au total.


Le fort Henry
De conception novatrice, le fort Henry était construit tel une redoute capable d'assurer sa propre défense.
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La tour Murney
La tour Murney, avec son fossé, son escarpe, son glacis et ses caponnières, était une véritable petite forteresse.
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Les quatre dernières se trouvent à Kingston et sont le fruit de décennies de perfectionnements dans la construction de tours rondes en maçonnerie par les Britanniques. Elles comportent toutes d'importantes caractéristiques structurales et externes novatrices qui ont permis d'éliminer les faiblesses défensives autrefois associées à ce type de fortifications. Des quatre tours, le meilleur exemple de l'étape finale de ce processus d'évolution est la tour Murney. Comme les tours Martello traditionnelles, elle compte deux planchers surmontés d'une plate-forme de pièces protégée par un parapet élevé. Elle est cependant entourée d'un fossé profond comportant une escarpe en pierres sèches. La tour et le fossé étaient protégés par un glacis rempli de pierres brutes. Quatre caponnières massives ressortaient de la base de la tour et permettaient aux défenseurs de faire feu dans le fossé. Toutes les tours de Kingston étaient de conception novatrice et étaient des constructions de grande qualité. La tour Murney est cependant considérée comme la plus sophistiquée des tours Martello construites en Amérique du Nord britannique.

Critère (iv) : Le canal Rideau est un exemple remarquable d'ensemble technologique illustrant une période significative de l'histoire de l'Homme

Le canal Rideau a été aménagé à une époque où deux puissances, la Grande-Bretagne et les États Unis d'Amérique, se disputaient le contrôle de la partie nord du continent nord américain. Cette étape importante de l'histoire de l'Homme a mené à la création de deux entités politiques et culturelles distinctes, le Canada et les États-Unis d'Amérique.

L'un des très rares canaux au monde construits avant tout à des fins militaires stratégiques, le canal Rideau et ses ouvrages défensifs connexes étaient des éléments importants de la stratégie globale élaborée par la Grande Bretagne dès la fin des guerres napoléoniennes en Europe et de la guerre de 1812 en Amérique du Nord. Ces deux guerres ont montré aux chefs politiques et militaires britanniques l'importance de mettre au point un système militaire défensif pour protéger l'ensemble de leurs intérêts à l'étranger.

Vue du fort Henry
Du fort Henry, vue des arsenaux maritimes, de l'entrée du canal Rideau et de la ville de Kingston.
© Parks Canada

En Amérique du Nord, la solution à la défense du Canada reposait sur une voie de transport reliant Montréal au lac Ontario, une voie plus sûre que le fleuve Saint-Laurent, pour approvisionner l'importante base navale de Kingston. Lorsque le gouvernement britannique s'est penché sur la défense de l'Amérique du Nord britannique, deux projets ont été approuvés au Canada : la construction du canal Rideau et celle des fortifications du port de Kingston. C'est dans ce contexte qu'a été prise la décision d'investir des ressources financières faramineuses dans la construction du canal Rideau et des fortifications connexes. La sécurité et le développement futurs des intérêts politiques et commerciaux britanniques sur le continent nord américain étaient en jeu. C'est également dans ce contexte qu'a été approuvée la construction d'écluses assez grandes pour recevoir des bateaux à vapeur. Comme l'écrit l'historien Robert Passfield : " Les navires à vapeur offraient aux forces britanniques une rapidité de déplacement supérieure à celle des Américains. Si le canal Rideau n'avait pas été achevé ou s'il avait été construit pour n'y accueillir que de petites canonnières, cela aurait miné l'ensemble des efforts déployés par les militaires pour concevoir la défense du Canada. "

Le blockhaus construit pour protéger les écluses à Merrickville
Le blockhaus construit pour protéger les écluses à Merrickville.
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En bout de ligne, la réussite de cette stratégie grâce à l'aménagement d'un canal fortifié s'est avérée essentielle pour l'expansion des colonies au Canada et, par la suite, pour le développement du Canada à titre de nation indépendante.

 

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