Jeudi, 19 novembre 2020
C’est avec surprise que Monsieur Réjean Desgagnés reconnaît le navire de son père, le Havre-Aubert, sur une photo d’archive d’un bateau amarré à un quai dans le Vieux-Port de Montréal.
Partagée sur la page Facebook du Canal-de-Lachine en avril dernier, la photo lui a ramené en mémoire le récit du navire et les souvenirs qu’il en garde après 57 ans.
Le Havre-Aubert mesurait 100 pieds et avait été construit en bois à Saint-Laurent, Île d’Orléans, en 1949. Son « navire-frère », le Havre-aux-Maisons, a été construit au même moment. Ces deux bateaux avaient été commandés par la Coopérative de transport maritime et aérien des Îles de la Madeleine (CTMA).
Ces navires étaient des caboteurs, que l’on appelait aussi goélette du Saint-Laurent, nom hérité du temps de la navigation à voile. Ils transportaient différentes marchandises entre les ports de Montréal et des Iles de la Madeleine comme des matériaux de construction, de la nourriture et de la machinerie, soit tout ce que les camions transportent aujourd’hui. Après la livraison de leur cargaison, il n’était pas rare que ces navires remontent un chargement de bois de pulpe (communément appelé « pitoune » au Québec) pour les papetières de Québec, Donnacona ou Trois-Rivières.
Ces bateaux étaient construits de manière à pouvoir affronter les conditions de navigation parfois difficiles de la mer des Îles de la Madeleine et du golfe du Saint-Laurent. Leur solide coque était renforcée par un bordé de chêne et leur permettait d’opérer le plus tôt possible dans les glaces printanières.
En 1958, la CTMA vend le Havre-Aubert à une compagnie du Saguenay. C’est alors que mon père, Edmond Desgagnés, en fait l’acquisition au printemps de l’année 1963 et devient son capitaine. Il a navigué toute sa vie, avec sa famille et des marins des villages voisins, de père en fils. Lorsqu’il a débuté, à 12 ans, la navigation sur le Saint-Laurent se faisait principalement à la voile pour ce type de bateau.
Au début de l’été 1963, l’équipage du Havre-Aubert était formé. Mon père, Edmond, comme capitaine, mon frère Normand comme matelot, ma sœur Paule comme cuisinière et deux autres employés comme second capitaine et mécanicien. Et moi, j’étais mousse, c’est-à-dire que j’essayais de faire comme les autres et bien souvent je les embarrassais plus qu’autre chose avec mes tentatives! Mais bon, il faut bien commencer quelque part, n’est-ce pas?
En juin 1963, le Havre-Aubert prend sa cargaison de matériaux de construction et de sacs de sel au port de Québec pour approvisionner quelques ports dans le bas du fleuve. Le sel était destiné au port de Gaspé pour le salage du poisson.
Étant écoliers, lorsque le mois de juin arrivait, ma sœur, mon frère et moi étions impatients de pouvoir naviguer le fleuve avec notre père pendant l’été. Je me rappelle encore du bonheur total que j’ai ressenti lorsque, le 21 juin, j’embarquai enfin sur le Havre-Aubert, un sac de linge sous le bras préparé avec l’aide de ma mère. Après une escale à Baie-Comeau pour décharger quelques tonnes de matériaux de construction, on mit le cap sur Gaspé. Je me souviens très bien du moment où, au large des côtes gaspésiennes, j’ai demandé à mon père si je pouvais gouverner pour entrer dans la baie de Gaspé. Il accepta, avec surveillance bien entendu, et deux heures plus tard nous arrivions au quai commercial de Sandy Beach.
Une fois bien accosté et le moteur principal arrêté, la génératrice du navire alimentant l’éclairage et différents équipements, refusa de démarrer. Les problèmes mécaniques étant chose courante sur les bateaux, il n’y avait rien de trop inquiétant. Un électricien de Gaspé a donc branché le bateau à une source d’alimentation sur la terre ferme pour veiller au bon fonctionnement de nos équipements. Nous étions bien loin de nous douter de ce qui se passerait cette nuit-là.
À 2 heures du matin, mon père me réveilla en urgence et me demanda de me dépêcher à sortir puisque notre bateau était en feu! Il ne perdit pas une seconde et continua de réveiller le reste de l’équipage. Je suis finalement sorti sur le quai en dernier, derrière mon père, où tout le reste de l’équipage nous attendait avec impatience. Ma sœur m’a rapporté que lorsque je suis sorti du bateau, je lui ai dit « Le capitaine sort toujours en dernier!» Il faut croire que j’avais déjà beaucoup d’ambition à l’époque!
Les pompiers ont bien essayé d’éteindre le feu qui ravageait notre belle goélette, cependant, ils furent incapables de percer les quatre pouces du pont en chêne pour y insérer leurs boyaux d’arrosage. Ils n’ont eu d’autre choix que de se résigner et laisser le feu faire son ravage par l’intérieur. Et notre goélette disparaissait tranquillement amarré au quai dans la nuit.
L’incendie a brûlé une bonne partie du bateau au-dessus de la ligne de flottaison. Le lendemain, le brave Havre-Aubert flottait toujours.
Peu de temps après, un plongeur de Gaspé a racheté le bateau à la compagnie d’assurances et l’a utilisé comme base pour plonger dans la baie de Gaspé pendant les années suivantes. L’année suivant l’incendie, mon père a acheté un autre caboteur de 145 pieds en acier, le Ste-Marguerite. Il fit le même type de transport pendant quelques années.
Quant à moi, j’ai continué à naviguer avec mon père et ma famille pendant les étés jusqu’à mes 17 ans. J’ai ensuite travaillé à temps plein sur les navires brise-glaces de la Garde Côtière canadienne en tant que matelot et homme de roue avec l’intention de devenir capitaine comme mon père. Après trois années à faire des voyages en Arctique, sur le fleuve et le golfe du Saint-Laurent, je me suis rappelé ce que ma mère m’avait toujours dit. Elle-même femme d’un marin, elle nous avait enseigné que ce métier était difficile pour les femmes qui s’ennuyaient. Ma copine n’était d’ailleurs pas la seule à s’ennuyer. J’ai donc laissé tomber l’idée de devenir capitaine, mais pas la navigation et les bateaux.
J’ai étudié en architecture navale à l’Institut maritime du Québec et à l’Université du Michigan pour devenir architecte naval et ingénieur en génie maritime. J’ai dessiné plusieurs types de navires (passagers, de pêche, de recherche scientifique, et de plaisance) qui opèrent aujourd’hui. Je dessine toujours des bateaux pour d’éventuels projets personnels ou autres.
Et pour continuer mon apprentissage en tant que marin, je navigue tout l’été sur le fleuve et le golfe du Saint-Laurent, sur mon voilier que j’ai dessiné.
Encore aujourd’hui, si vous passez par la rivière York à Gaspé à marée basse, vous pourrez apercevoir le fond du Havre-Aubert et la carcasse de son moteur, vestiges d’un petit navire familial et chargé cette fois-ci, de souvenirs.
- Réjean Desgagnés, ing. Architecte naval
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